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Les troupes d'occupation s'inquiètent d'un mutisme qu'elles ont elles-memes engendré; on devine une insaisissable volonté de silence, un secret tournant, omniprésent; les riches se sentent traqués au milieu des pauvres qui se taisent; embarrasses de leur propre puissance, les «forces de l'ordre» ne peuvent rien opposer aux guérillas, sinon le ratissage et les expéditions de représailles, rien au terrorisme, sinon la terreur. Quelque chose esta caché en tout lieu et par tous; il faut faire parler

La torture est une vaine furie, née de la peur : on veut arracher d’un gosier, au milieu des cris et des vomissements de sang, le secret de tous. Inutile violence : que la victime parle ou qu’elle meure sous les coups, l’innombrable secret est ailleurs, hors de portée; le bourreau se change en Sisyphe : il applique la question, il lui faudra recommencer toujours. 

Même silence, pourtant, même cette peur, même ces dangers toujours invisibles et toujours présents ne peuvent expliquer tout à fait l’acharnement des bourreaux, leur volonté de réduire à l’abjection les victimes et, finalement, cette haine de l’homme qui s’est emparée d’eux sans leur consentement et qui les a façonnés. 

Qu’on s’entre-tue, c’est la règle : on s’est toujours battu pour des intérêts collectifs ou particuliers. Mais dans la torture, cet étrange match, l’enjeu semble radical : c’est pour le titre d’homme que le tortionnaire se mesure avec la torture et tout se passe comme s’ils ne pouvaient appartenir ensemble à l’espèce humaine. 

Le but de la question n’est pas seulement de contraindre à parler, à trahir : il faut que la victime se désigne elle-même, par ses cris et par sa soumission, comme une bête humaine. Aux yeux de tous et à ses propres yeux. Il faut que sa trahison la brise et débarrasse à jamais d’elle. Celui qui cède à la question, on n’a pas seulement voulu le contraindre à parler, on lui a pour toujours imposé un statut : celui de sous-homme. 

Cette radicalisation de l’enjeu est un trait de l’époque. C’est que l’homme est à faire. En aucun temps la volonté d’être libre n’a pas été plus consciente ni plus forte ; en aucun temps l’oppression plus violente ni mieux armée. 


Jean-Paul Sartre «une victoire» extr. «Situation v» ÉD. Gallimard – Lapléiade

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